Route de nuit - Quand Josephine Baker chantait pour Citroën
Des Delage, Voisin, Citroën, et même un « cabriolet recouvert de cuir de serpent » : Joséphine Baker, panthéonisée cette semaine, vivait l’automobile comme une fête.
On a beaucoup parlé de Josephine Baker à l’occasion de son entrée au Panthéon cette semaine. Dans son discours, que nous reproduisons en intégralité ci-dessous, Emmanuel Macron a même glissé deux allusions "automobiles" au parcours de cette femme libre, qui dans sa vie aura aussi bien "traversé le désert en Jeep pour galvaniser les soldats préparant le Débarquement de Provence" que"tenu un guépard en laisse au volant d’un cabriolet recouvert de cuir de serpent."
Le véhicule dont il est question avait été carrossé chez Gaston Grümmer, à Clichy, entreprise qui dans ses publicités présentait la peau de serpent comme "la véritable preuve de l’élégance et du raffinement."
Mais Josephine Baker, dans la vie comme en automobile, avait plusieurs amours. Un jour en Delage, un autre en Voisin. Elle prit la pose à bord de nombreux modèles de la marque à des fins promotionnelles, et possédait notamment par ailleurs un coupé-limousine.
André Citroën, génie publicitaire, fera aussi appel à ses services. Dans la vidéo ci-dessous, on la voit s’exprimer à l’occasion d’un banquet annuel organisé à l’intention des agents de la marque au double chevron.
Route de nuit - Quand Josephine Baker chantait pour Citroën
L’automobile pouvait-elle trouver meilleure ambassadrice que cette femme representant la quintessence de la liberté?
Discours du Président de la République à l’occasion de la cérémonie d’entrée de Joséphine Baker au Panthéon, Paris, le mardi 30 novembre 2021
"Héroïne de guerre. Combattante. Danseuse. Chanteuse. Noire défendant les noirs, mais d’abord femme défendant le genre humain. Américaine et Française. Joséphine Baker mena tant de combats avec liberté, légèreté, gaieté. Fulgurante de beauté et de lucidité dans un siècle d’égarements, elle fit, à chaque tournant de l’Histoire, les justes choix, distinguant toujours les Lumières des ténèbres. Et pourtant, rien, rien n’était écrit.
Saint-Louis, 1906. Naître d’une mère blanchisseuse et d’un père inconnu. Habiter une cabane au toit percé. A seulement huit ans, servir une famille riche et blanche pour nourrir la sienne, pauvre et noire. Être battue, maltraitée. Fuir. Assister impuissante aux émeutes raciales et à leur cohorte de morts. Se marier à 13 ans. Ne pas se résigner. Danser, danser pour vivre, vivre pour danser. A Saint-Louis, à la Nouvelle-Orléans puis à Philadelphie, envouter le public par son énergie et son humour. Gagner Broadway, théâtre des possibles, rencontrer Caroline Dudley créatrice de revues en Europe. Et faire lever devant soi tous les rideaux, céder toutes les portes, tomber toutes les barrières.
Paris, 1925. Quand Joséphine Baker arrive en France, Paris est une fête. Elle n’a pas 20 ans. Années folles. Années de danse et de musique. Années de nuits et d’ivresse où se noie Joseph Kessel ignorant qu’un jour il écrira le Chant des Partisans.
Si dans cette France partagée entre soif de liberté et préjugés coloniaux, l’enfant de Saint-Louis se distingue, c’est parce qu’elle invente, dès le fameux soir du 2 octobre 1925 au Théâtre des Champs Elysées, un numéro qui dépasse les contradictions françaises de l’époque. Les concepteurs de la revue Nègre imaginent-ils pour elle une danse du ventre, fantasme d’exotisme sauvage ? Elle s’y livre, mais en gonflant les joues et en écartant les genoux, de sorte que le comique détourne bientôt le sensuel. Lui demande-t-on de danser nue vêtue d’une simple ceinture de bananes dorées ? Elle y consent, mais écorne l’érotisme à coup de grimaces, de gestes saccadés, balaie les clichés d’un revers de hanche et raille l’imagier nègre par ses roulements d’yeux moqueurs.
Les stéréotypes, Joséphine Baker les endosse. Mais elle les bouscule, les égratigne, les tourne en burlesque sublime. Esprit des Lumières ridiculisant les préjugés colonialistes sur des notes de Sidney Bechet. Le triomphe est immédiat. Folies Bergères, escalier mythique du Casino de Paris, scènes de toutes les capitales européennes : les danses syncopées de la Perle noire, contrepoint insolent à la basse continue du racisme, enchantent la France et bientôt toute l’Europe à une vitesse inouïe.
La voici un jour chanteuse sur des succès de Vincent Scotto, un autre actrice devenant Zouzou et donnant la réplique à Jean Gabin, puis dévalant les Champs-Elysées, guépard tenu en laisse au volant d’un cabriolet recouvert de cuir de serpent. Aux côtés d’un homme une nuit, aux bras d’une femme une autre, elle qui a deux amours. En quelques années seulement, Joséphine Baker forge sa légende. Elle épouse la scène, impose sa liberté, entre dans l’imaginaire et dans l’intimité des Français. Par son insouciance jamais inconsciente, son courage toujours gai, cette légèreté ourlée de tristesse qu’arborent ceux qui ont déjà vécu, l’Américaine réfugiée à Paris, devient l’incarnation de l’esprit français et le symbole d’une époque.
Crèvecœur-le-Grand dans l’Oise, 30 novembre 1937. Il y a 84 ans jour pour jour. Joséphine revient d’une tournée difficile aux Etats-Unis. La ségrégation y est plus sévère que jamais. Elle se marie avec Jean Lion et devient alors officiellement citoyenne française. « Les Français m’ont tout donné. Je suis prête à leur offrir aujourd’hui ma vie » : Joséphine Baker ne considère pas sa nouvelle nationalité comme un droit, mais avant tout comme un devoir, une conquête de chaque jour.
Aussi se voue-t-elle tout entière à sa nouvelle patrie et à la défense de ses valeurs. La voici militante indéfectible de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme dès 1938. Puis officier de l’armée de l’air, servant comme infirmière dans le cadre d’actions organisées par la Croix-Rouge. Sur la ligne Maginot, elle donne des concerts mémorables en soutien au moral des troupes. Alors que la Blitzkrieg menée par l’Allemagne nazie effraie l’Europe, Joséphine Baker, elle, veut faire plus. Troquant les feux de la rampe pour la flamme de la Résistance, elle devient, avant même le 18 juin, « honorable correspondante ». Et sert son nouveau pays, au péril de sa vie.
Protégeant résistants et Juifs dans sa propriété des Milandes transformée en antenne radio ; Recevant sur son lit d’hôpital à Casablanca tout ce que le Maghreb compte d’officiers de la France libre ; Parcourant l’Afrique et l’Europe pour transmettre des informations confidentielles écrites à l’encre sympathique sur ses partitions ou cachées dans ses robes ; Traversant le désert en Jeep pour galvaniser les soldats préparant le Débarquement de Provence ; Joséphine joue un rôle à ce point décisif qu’elle se voit décerner la médaille de la Résistance. Surtout, l’insigne qu’elle préférera entre tous, une petite croix de Lorraine en or reçue des mains-même du Général de Gaulle en 1943 et qu’elle finit pourtant par vendre pour reverser l’argent aux œuvres de la Résistance. Puis en 1961, la Croix de guerre avec palme et la Légion d’Honneur remise par le général Valin. C’est cela Joséphine. Un combat pour la France libre. Sans calcul. Sans quête de gloire. Dévouée à nos idéaux.
Washington, 28 août 1963. Alors qu’icône adulée après la Libération, elle aurait pu comme beaucoup d’autres s’installer dans la célébrité, Joséphine Baker, uniforme de l’armée de l’air en étendard, prend la parole devant les milliers de militants des droits civiques qui attendent le discours du pasteur Martin Luther King.
Ce jour-là, qu’elle définit comme le « plus beau de sa vie », est pour elle l’aboutissement d’une longue lutte. S’avançant vers le pupitre, sans doute repense-t-elle à la petite fille qui, punie par ses maîtres blancs pour avoir cassé une assiette, s’était fait ébouillanter les mains ; Au temps où, même la vedette qu’elle était se voyait interdire l’accès à des hôtels aux EtatsUnis. A cette soirée où, sous les yeux de Grace Kelly qui ne l’oubliera jamais, elle s’était vue refuser le service au Storck Club, un grand restaurant new-yorkais ; Au quartier de Harlem qui avait organisé en son honneur en 1951 un Baker Day pour la remercier d’avoir ouvert ses concerts aussi bien aux Noirs qu’aux Blancs, Aux milliers de femmes et d’hommes qui avaient rejoint ses combats. Alors, évoquant dans son discours son invitation prochaine à la Maison Blanche, Joséphine Baker, oui, à coup sûr, se souvient de tout cela et déclare à la foule : « ce n’est pas la femme de couleur – la Noire, qui ira là-bas. C’est une femme ». Joséphine Baker ne défendait pas une couleur de peau, elle portait une certaine idée de l’homme, et militait pour la liberté de chacun.
Sa cause était l’universalisme, l’unité du genre humain. L’Egalité de tous avant l’Identité de chacun. L’Hospitalité pour toutes les différences réunies par une même volonté, une même dignité. L’Emancipation contre l’Assignation. En cela, en tout cela, devant le Lincoln Mémorial, médaille de la résistance agrafée sur son revers de veste, elle était plus française que jamais. Infiniment juste. Infiniment fraternelle. Infiniment de France. Et que nul aujourd’hui ne fasse mentir ou ne détourne son combat universel ! Ce n’était pas un combat pour s’affirmer comme noire avant de se définir comme Américaine ou Française ; ce n’était pas un combat pour dire l’irréductibilité de la cause noire, non. Mais bien pour être citoyenne, libre, digne. Complètement. Résolument.
Dordogne, 15 mars 1969. Malgré les tournées répétées, malgré le courage et l’appel télévisé de Brigitte BARDOT, malgré le soutien de généreux donateurs, Joséphine Baker est expulsée de sa célèbre propriété du Périgord noir : le Château des Milandes. Loin des plumes et des paillettes, elle se réfugie avec ses enfants à Paris, avant de gagner, Monseigneur, la principauté de Monaco où la princesse, à nouveau, devenue sa protectrice et son amie, lui offre l’asile et l’héberge généreusement avec toute sa famille. Ce jour de mars 1969, elle ne dit pas seulement adieu à un enracinement, à ce paysage qu’elle aime tant, à son « Château sur la lune » qu’elle adorait et occupait depuis plus de trente ans. Elle dit adieu à un rêve fou, celui d’installer aux Milandes un « collège de la fraternité universelle » où elle souhaite que soit enseignés à des enfants venus du monde entier la tolérance, la laïcité, le goût de l’égalité et de la fraternité. Si ce collège ne vit donc jamais le jour, l’adoption avec Jo Bouillon de 12 enfants – Akio et Teruya venus du Japon ; Luis de Colombie ; Jari de Finlande ; Jean-Claude, Moïse et Noël de France ; Brian et Marianne d’Algérie ; Koffi de Côte d’Ivoire ; Tara du Venezuela : et Stellina du Maroc, oui, ces douze enfants, cette famille permit à Joséphine Baker de prouver aux yeux du monde que les couleurs de peau, les origines, les religions pouvaient non seulement cohabiter mais vivre en harmonie. Vous êtes là ce soir. Fidèles à ses rêves. Sa « tribu arc en ciel » comme elle l’appelait est le plus beau des manifestes humanistes. Epiphanie de l’universalisme auquel elle croyait tant. Joséphine Baker a quitté la vie en même temps qu’elle quittait la scène, quelques heures après la seconde représentation d’une revue consacrée à sa vie. C’était à Bobino, au cœur de ce quartier de la Gaité dont le nom lui allait si bien. Quelques jours plus tard, le 15 avril 1975, des milliers de Parisiennes et de Parisiens remontaient la rue Royale pour accompagner son cercueil, déjà drapé de bleu-blanc-rouge, vers cette église de la Madeleine où la France enterre ses artistes. Aujourd’hui, nous sommes encore là, même bleu-blanc-rouge. Pour la faire entrer dans notre Panthéon. Alors ce soir, Joséphine Baker entre ici avec tous ces artistes qui l’accompagnent, tous ces artistes qui ont aimé le jazz, la danse, le cubisme, la musique, la liberté de ces années. Elle entre ici avec tous ceux qui, comme elle, ont vu dans la France une terre à vivre, un lieu où l’on cesserait de se rêver ailleurs, une promesse d’émancipation. Elle entre ici avec tous ceux qui ont choisi la France, qui l’ont aimée et l’aiment, charnellement, qui l’ont vue trébucher et ont continué de l’aimer, qui l’ont vue à terre et se sont battus pour la relever. Français par le sang versé, les combats menés, l’amour donné. Elle entre ici pour nous rappeler à tous, pour nous rappeler à nous-mêmes, qui mettons quelquefois tant d’entêtement à vouloir l’oublier, l’insaisissable beauté de notre destin collectif : nous qui sommes une Nation de combat, fraternelle, que l’on désire, que l’on mérite, qui n’est elle-même que lorsqu’elle est grande et sans peur.
Joséphine Baker, Vous entrez dans notre Panthéon où s’engouffre avec vous un vent de fantaisie et d’audace. Oui, pour la première fois ici, c’est une certaine idée de la liberté, de la fête, qui entre aussi. Vous entrez dans notre Panthéon parce que vous avez aimé la France, parce que vous lui avez montré un chemin qui était le sien véritable mais dont elle doutait pourtant. Vous entrez dans notre Panthéon parce que, née américaine, il n’y a pas plus française que vous. Et alors qu’à la fin de votre carrière, adaptant les paroles de votre plus grand succès, vous clamiez : « Mon pays, c’est Paris », chacun de nous ce soir murmure ce refrain, sonnant comme un hymne à l’amour : « Ma France, c’est Joséphine ». Vive la République. Vive la France."
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