Enlèvement - Affaire du baron Empain, patron kidnappé devant chez lui dans sa Peugeot 604
L'enlèvement cette semaine du co-fondateur d'une société de cryptomonnaie rappelle à certains égards " l'Affaire du baron Empain ", tant en termes de cible que de mode opératoire. Le 23 janvier 1978, ce riche industriel était en effet victime d'un rapt en bas de chez lui. Retour sur les faits.
C'était il y a 47 ans, le 23 janvier 1978. Le baron belge Edouard-Jean Empain, PDG du groupe Empain-Schneider qui emploie 150 000 salariés répartis au sein de 300 sociétés, spécialisées pour les unes dans le nucléaire et dans la métallurgie, pour les autres dans le BTP ou encore dans le domaine bancaire, est enlevé à la sortie de son domicile parisien.
Quelques minutes plus tôt, ce businessman de 40 ans proche de Giscard-d'Estaing, président de la République de l'époque, a pris place confortablement dans sa Peugeot 604 de fonction toutes options, au sous-sol de cet immeuble cossu et ultra moderne du 33, Avenue Foch, dans le 16e arrondissement de la capitale.
A l'arrière de sa berline, plongé dans son journal
La 604 est à cette période considérée comme le fleuron de l'automobile tricolore. Le modèle au lion, présenté trois ans plus tôt au Salon de Genève, s'illustre par son envergure de 4,72 mètres, par son design classieux aux lignes tendues signé Pininfarina, par sa dotation de bord ainsi que par son fameux moteur V6 essence disposant de 136 chevaux en coeur de gamme.
Dans ses versions premium, en carrosserie berline ou limousine (avec empattement allongé de 62 cm) , la Peugeot 604 était à tel point prisée des élites qu'elle avait pris ses quartiers depuis quelque temps dans la cour de l'Elysée, avec pour ambition de faire rayonner la France dans le monde, sur les pas de l'ancienne flotte Citroën jusqu'alors plébiscitée.
C'est dans un exemplaire de cette nouvelle voiture étendard, de couleur grise et immatriculée 9802 FS 92, qu'Edouard-Jean Empain avait pour habitude de se rendre à son bureau situé au 42, rue d’Anjou, dans le 8e arrondissent. Installé à l'arrière, son Figaro en main, le riche industriel se laissait ainsi conduire chaque jour par Jean Denis, son fidèle chauffeur de maître.
" Fais ce qu'on te dit où on te bute ! "
Il est environ 10h15 en ce lundi 23 janvier. Comme chaque matin, la Peugeot du patron sort de son parking sous-terrain pour s'engager dans la longue contre-allée parallèle à l'Avenue Foch. C'est ici, à deux pas du rond-point de l'Etoile et de l'Arc de Triomphe, que le véhicule est soudainement stoppé dans le trafic.
Après quelques dizaines de mètres seulement, une mobylette déboule de nulle part, dépasse la 604 dangereusement, puis zigzague avant que son conducteur n'en perde le contrôle, plusieurs mètres plus loin, au niveau d'une fourgonnette Citroën Type H, d’une GS break et d’une camionnette Peugeot J7, faisant piler brusquement le chauffeur du baron... Tout bascule alors. Ce prétendu accident de deux-roues est en fait un pur maquillage destiné à barrer le chemin à l'équipage de la berline.
Aussitôt en effet, plusieurs hommes, cagoulés et vêtus de tenues sombres, surgissent sur la chaussée par les portes du J7. Armes au poing, ils mettent en joue Jean Denis, le molestent et le jettent à l'extérieur de la routière sochalienne. Pendant qu'un des leurs prend place au volant, les autres ouvrent les portières arrière. Ils s'engouffrent à l'intérieur, menottent et bâillonnent sans attendre le célèbre chef d'entreprise. Une violente irruption doublée de paroles glaçantes et sans équivoque : " Fais ce qu'on te dit où on te bute ! "
La 604 retrouvée Porte de Champerret
Cette scène de grand banditisme dure à peine une minute. La Peugeot 604, que conduit désormais l'un des braqueurs, démarre en trombe. Le chauffeur de maître, qui avait été ligoté puis emmené de force dans l'utilitaire volé, est débarqué précipitamment après dix minutes de route. Pendant ce temps, les kidnappeurs du baron s'apprêtent à quitter Paris par le nord. Sauf qu'avant cela, pour éviter d'avoir trop vite les flics aux trousses, ils abandonnent la 604 dans un stationnement Porte de Champerret. Ils grimpent alors dans une deuxième voiture garée là en amont.
C’est à cet endroit, à travers les piliers de ce parking qui abrite entre autres deux Combi Volkswagen, que la Brigade criminelle va perdre la piste du baron Empain et de ses ravisseurs. En dépit des moyens de recherche déployés rapidement au plus haut sommet de l'Etat, les enquêteurs ne parviendront pas à faire avancer l’enquête comme ils le veulent. Et cela va durer plus de huit semaines, par-delà l’exploration de fausses pistes, une certaine temporisation du directoire Empain-Schneider, le contexte des élections législatives aussi, sans oublier des coups de filets manqués.
Pendant tout ce temps, l’otage a vécu sur un matelas pneumatique, cagoulé, entravé, pieds liés et enchaîné par le cou, balloté de cache en cache dans des lieux tous plus sinistres les uns que les autres, tantôt à la campagne ou en banlieue, tantôt dans des ruines, dans des granges ou dans des pavillons, embarqué à chaque transfèrement dans des VP ou VUL différents dont il n'identifiait généralement que les claquements de portières et les bruits de moteurs.
Une rançon record et une phalange coupée
Un moment, parmi d’autres, marquera à jamais l'effroyable captivité du baron. Les faits se déroulent dans les 36 premières heures après son enlèvement. Les ravisseurs, qui se revendiquent faussement d’un groupuscule armé d’extrême-gauche (ndlr : c'était notamment l'époque de la "Bande à Baader", qui avait assassiné un an plus tôt le chef du patronat allemand), indiquent via un coup de fil anonyme avoir déposé un courrier dans une consigne à bagages de la Gare de Lyon.
Les enquêteurs s’y rendent immédiatement. Ils ouvrent le casier 595 et découvrent plusieurs éléments troublants : la carte d’identité du baron, une photo de lui enchaîné et tenant la "une" du France Soir. Il y a également un message manuscrit adressé à sa femme Silvana. Parallèlement, ils prennent connaissance d’un courrier exigeant une demande de rançon colossale, jamais vue jusqu’alors tant de telles affaires de rapts. Les preneurs d'otages réclament au groupe Empain-Schneider de verser 80 millions de francs (équivalent à 13 millions d’euros) pour revoir en vie le baron... Cette lettre est prise d'autant plus au sérieux qu’à ses côtés, dans cette consigne à bagages, figure un paquet mystère... En l'ouvrant, ils découvrent le signe d'un acte de barbarie. Il s'agit d'un bout de doigt trempé dans un flacon contenant du formol, qui s’avérera être une phalange de l'auriculaire gauche de l’homme d’affaires.
Laissé libre après un convoi en 4L
Curieusement, c’est ensuite un certain statu quo qui s’installe. Les jours et les semaines passent. L’enquête, malgré les barrages routiers et les perquisitions incessantes, patine du côté du 36 Quai des Orfèvres. Les ravisseurs, eux, s’impatientent de toucher la rançon. Le baron, quant à lui, a choisi de prendre son mal en patience. Il évite de se plaindre et fait profil bas dans les trois mètres carrés lugubres que lui ont accordé ses geôliers. Cette force de caractère, couplée au "syndrôme de Stockholm", lui vaudront peu à peu une relative estime de leur part, et lui vaudront sans doute, à terme, d’avoir eu la vie sauve.
Ainsi, après 63 jours d'enfermement et une rançon finalement jamais livrée, que ce soit à Megève (74) le 22 février ou près de Paris le 24 mars suivant, lors d’une fusillade en bordure de l’autoroute A6 (ndlr : mort de l’un des truands et arrestation d’un second), Edouard-Jean Empain retrouve la liberté. Une libération qui intervient en réalité le 26 mars 1978.
Ce dimanche de Pâques, convaincus qu’ils ne toucheront jamais l’argent et sentant un assaut prochain des forces de l'ordre, le clan rétréci de kidnappeurs (ils sont encore huit malgré tout) décide en effet de mettre au vote à main levée la vie du baron. Scène sinistre... Par chance, celui-ci échappe à la mort : " à une courte majorité ", confiera l’intéressé avec ironie. Puis il est embarqué dans une énième voiture. Cet ultime convoi en provenance de l'Essonne dure une trentaine de minutes et s’effectue dans le coffre d’une Renault 4 Fourgonnette.
Le détenu, menotté et cagoulé jusqu’aux derniers instants, est déposé en soirée au sud du 13e arrondissement, près du Boulevard Massena et de la Porte d’Ivry. On lui a fait enfiler un survêtement vert et une paire de baskets. Ses ravisseurs lui ont glissé un billet de 10 francs dans la main... Cela lui permet, bien que complétement hagard, de s'engoufrer dans le métro, par une rame de la ligne 7, de descendre à Opéra puis de passer un coup de fil à sa femme.
Ce faits-divers, que l’on nomma « l’Affaire Empain » et qui tint la France en haleine, a abouti sur l’arrestation puis sur le procès des malfaiteurs, en 1982. Ils écopèrent de 15 à 20 ans de réclusion criminelle. Le baron, lui, se retira du monde des affaires quelques années plus tard. Traumatisé à vie tout en confiant avoir pardonné à ses anciens tortionnaires, il est décédé en 2018 à l’âge de 80 ans.
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