La plus célèbre photo d'auto est un chef d'oeuvre involontaire
Michel Holtz , mis à jour
Signée Jacques Henri Lartigue, la fameuse "voiture déformée" est au départ une photo ratée avec une légende erronée. Mais au fil du temps, elle est devenue l'emblème mérité de l'histoire de l'automobile, et de l'histoire de la photo.
C’est une icône de l’histoire de la photo. Et très certainement l’une des images les plus emblématiques de l’histoire de l’automobile. Pourtant, cette œuvre de Jacques Henri Lartigue, cette « auto déformée » comme on l’appelle couramment, ou cette « Automobile Delage, Grand Prix de l’Automobile-Club de France, Le Tréport, 26 juin 1912, comme son auteur l’a légendée est doublement étonnante. Car non seulement cette légende est fausse mais de plus, la déformation de l’image, qui la rend si dynamique, et donne cette incroyable sensation de vitesse, est bien involontaire.
Nous sommes en 1912 et le jeune Jacques Henri Lartigue a 18 ans. Il séjourne en Normandie, au Tréport pour quelques jours. Il peint, écrit aussi, et pratique la photo depuis ses 9 ans, initié par son père. En ce 26 juin, toute la famille assiste au Grand Prix qui traverse les environs. Le papa est passionné par le sport auto naissant et traîne, dès qu’il le peut, ses deux garçons, Maurice et Jacques Henri, sur le bord des routes ou passent les bolides. Ils ont même fait le déplacement, quelques années auparavant jusqu’en Auvergne pour assister à la coupe Gordon-Bennett de 1905, première vraie course internationale, et l’occasion, pour les frères Michelin, de publier leur première carte routière, en l’occurrence, celle du tracé de la coupe.
"D'abord une courbe, puis c'est la ligne droite"
Mais sept ans plus tard, en ce début d’été, la famille Lartigue se retrouve aux environs du Tréport. Dans son journal, à la date de cette journée, le jeune homme notera, «la première automobile arrive là-bas ! Il y a d’abord une courbe, puis c’est la ligne droite…elle passe devant nous à toute vitesse, c’est formidable ! La seconde arrive. Je la photographie en vitesse en pivotant un peu sur moi-même pour la conserver dans mon viseur, pendant qu’elle passe. C’est la première fois que je fais ça. Moi, je fais des photographies. Monsieur Folletête annonce le numéro. Si bien que nous suivons la course dans tous ses détails.» Des détails dans lesquels Monsieur Folletête, le précepteur du jeune photographe, s’est peut-être un peu emmêlé les stylos. Car Lartigue notera, en légendant l’image de la manière la plus précise possible, qu’il s’agit d’une Delage.
Une erreur qui ne sera découverte que plusieurs décennies plus tard. Car en attendant, le jeune homme est plutôt déçu. Dans sa chambre noire il ne peut que constater l’ampleur des dégâts. La photo est mal cadrée, floue, et déformée. Il remise son tirage et son négatif pour ne conserver que les autres photos de la course. Des photos nettes ou les autos sont entièrement représentées.
Les années passent, Jacques Henri Lartigue devient peintre professionnel, avec un succès mitigé, mais il continue de photographier tout ce qui se passe autour de lui, sa famille, ses amis et les évènements familiers. Pourtant, peu à peu, le monde de la photo évolue. Des artistes expérimentaux utilisent le « bougé » pour dynamiser leurs images. Dans les années 50, la photo commence à s’exposer dans les musées.
La voiture déformée devient l'une des 100 plus belles photos de l'histoire
C’est à ce moment-là que Lartigue repense à la photo qu’il a réalisé une quarantaine d’années plus tôt, et le temps passant, lui trouve un intérêt qu’elle n’avait pas au moment de la prise de vue. Il l’exhume de ses albums poussiéreux et elle est immédiatement repérée par les galeristes. En 1963, elle sera même exposée, en compagnie d’une centaine d’autres œuvres du même auteur, au musée d’art moderne de New York pour une grande rétrospective. C’est la consécration pour celui qui s’est toujours défini comme photographe amateur.
Mais avec la notoriété, vient aussi l’heure des vérifications. C’est l’historien de l’automobile Marc Douezy qui va s’en charger et il est formel : la voiture qui figure sur la photo n’est en aucun cas une Delage, mais une Théophie Schneider pilotée par Maurice Croquet. En plus, il ne s’agit pas d’une course au Tréport mais du Grand Prix de Dieppe, à quelques encablures de là, il est vrai. Mais lorsque la légende est plus belle que la réalité, on conserve la légende, et aujourd’hui encore, celle que Jacques Henri Lartigue a annotée au dos de son tirage en 1912 reste inchangée. Elle sera classée, en 1999, parmi les 100 plus belles photos de l’histoire. Mais son auteur, décédé en 1986 ne saura jamais que son image ratée lui a largement survécu.
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