Faut-il interdire la moto dans les bouchons ?
Pendant cinq ans, la Sécurité routière a conduit une expérience : autoriser les motards à remonter les files dans les encombrements. Expérience purement fictive… Ou comment l’administration décroche parfois du monde réel.
Entre le 1er février 2016 et le 31 janvier 2021, les conducteurs de deux-roues à moteur ont été autorisés à remonter les files de voiture sur 3 000 km de 4 voies et de rocades dans trois départements - Bouches du Rhône, Rhône, Gironde - et la région Ile-de-France. Il s’agissait de l’expérience CIF (circulation inter-files) lancée par la Sécurité routière avec pour objectif « d’organiser un partage apaisé de la route, respectueux de l’ensemble des usagers, et d’encadrer et de sécuriser une pratique fortement répandue chez les conducteurs de deux-roues motorisés (2RM). »
Cinq ans plus tard, fin de l’expérience car il a été constaté que dans les zones concernées, l’accidentalité des « 2RM » avait augmenté. Ou plutôt « aurait augmenté » car, comme avoué dans le rapport, « les données étant plus faibles [NDR que pour l’ensemble des accidents de moto], il convient de les analyser avec plus de précautions. Par ailleurs, les circonstances des accidents ne sont pas toujours connues avec exactitude. » Et plus loin : « La délégation à la Sécurité Routière observe des incertitudes quant aux données analysées. »
Une expérience qui n’a jamais eu lieu
Je me surprends à écrire ces lignes, me relis et suis saisi par le vertige avec la nette impression de flotter dans une autre dimension : je me suis fait piéger dans un monde parallèle, une bulle d’irréalité, celle de l’administration française.
Permettez, je me donne deux baffes et revenons sur terre : cette expérience de circulation inter-files n’a jamais eu lieu. Il s’agit d’une pure fiction que se racontent une poignée de fonctionnaires, des mots sur du papier, des communiqués et au final un rapport surréaliste.
Mais dans le monde réel, il ne s’est rien passé, strictement rien, absolument rien, pas de nouveau panneau, pas même des traits de peinture sur la voie des motos.
Et surtout, pendant ces cinq ans, sur ces 3 000 km comme partout en France, dans les bouchons et les ralentissements, les motards (et les scooteristes) n’ont pas davantage remonté les files qu’avant. Et ne les remontent pas moins depuis que c’est interdit.
Pas interdit, pas autorisé, mais toléré et parfois sanctionné
Au fait, cela n’a jamais été interdit contrairement à ce qu’avance le rapport de la Sécurité routière et jamais autorisé non plus : dans le Code de la route, la circulation inter-files (Cif) d’un deux-roues n’existe tout simplement pas et ne peut par conséquent pas être une infraction.
Au point que les forces de l’ordre, quand on leur ordonne une vaine opération « coup de poing », doivent pour la sanctionner invoquer et additionner toutes sortes de motifs spécieux - dépassement par la droite, non-respect de la distance de sécurité et même changement de file par conducteur de véhicule non justifié par un changement de direction, avec de dissuasifs mais heureusement rares PV à 6 points et 305 €.
Pourtant, aussi vieille que les bouchons, la « Cif » n’était que tolérée et par conséquent jamais enseignée en auto-école. Dommage, car cela pourrait sauver quelques vies, assez peu en vérité, car elle n’est qu’une cause marginale de mortalité à moto.
Depuis quarante ans qu’au guidon de mes bécanes je remonte les files du périphérique, de l’A1, de l’A3, de l’A4, de l’A6, de l’A86 et de la N118 - sans m’être jamais cassé un ongle ni avoir récolté un PV -, je me demande pourquoi je roule au-dessus d’un vide juridique. Pourquoi cette pratique n’a-t-elle jamais été légalisée, comme depuis dix ans en Belgique où aucune hécatombe particulière n’a été constatée ?
Parce que c’est vilain de ne pas faire la queue ? Parce qu’« il n’y a pas de raison que tout le monde poireaute et pas eux » ? Par hostilité atavique au blouson noir ?
Pourquoi ne pas l’autoriser puisqu’on ne peut l’interdire ? Car la donnée de base, celle que ne semblent pas avoir intégrée les expérimentateurs, est qu’on ne peut pas interdire à un motard de remonter les files, pas même aux gendarmes et aux policiers
Le steak haché dans le hamburger…
La première raison est qu’une moto a besoin de rouler pour refroidir sa mécanique. Arrêtée, avançant a toute petite vitesse ou alternant arrêts et redémarrages, une moto à refroidissement par air casse très vite son moteur. Pas celle à refroidissement liquide qui ventile la chaleur sur les jambes du pilote. Pas désagréable en hiver, mais insupportable en été, jusqu’à la brûlure ou aux varices.
Il est stupéfiant que des réalités aussi triviales soient ignorées par ceux qui sont en charge de tout ce qui roule sur nos routes. Imaginent-ils seulement qu’en été, le motard casqué, botté, ganté, sous son jean renforcé et son blouson coqué, chauffé par son moteur, a lui aussi besoin d’avancer pour se ventiler ?
La seconde raison, évidente pour toute personne ayant tourné une poignée de gaz, est que dans une file de voitures, un motard doit conserver une distance de sécurité plus importante car il freine moins court. Un intervalle qu’il ne peut maintenir dans un trafic chargé car il ne faut pas cinq secondes pour qu’une voiture s’y incruste si sa file avance moins vite que l’autre. Coincé devant, le motocycliste - son nom officiel - l’est aussi derrière par un caisseux - son surnom officieux - qui le colle sans plus de précaution qu’en suivant une Twingo.
C’est pourquoi, même quand le trafic avance à 30 ou 50 km/h, presque tous les conducteurs de deux-roues persistent sur l’inter-files. Pas par goût du risque ni parce qu’ils sont pressés, mais bêtement pour ne pas, en cas de brutal ralentissement, être le steak haché dans le hamburger. Et aussi pour voir plus loin que le SUV de devant et ainsi conserver une certaine capacité d’évitement, la principale sécurité du motard, bien avant le freinage.
Obliger un conducteur de deux-roues à rouler sur la voie des voitures dans un bouchon est une aberration. Un peu comme si l’on imposait aux automobilistes arrêtés à un stop manquant de visibilité, de descendre de sa voiture pour traverser la route et s’assurer que, des deux côtés, personne n’arrive.
Surtout ne décidons de rien…
Il serait pourtant malhonnête de prétendre que tout va pour le mieux entre les files de voitures. Si la majorité des motards y roule raisonnablement, certains se comportent comme des pitbulls enragés dans un troupeau de Yorkshire. Jusqu’à forcer, quand le cortège de deux roues ne va pas assez vite à leur goût, le passage entre motos et voitures. Ce que je redoute désormais dans les bouchons, plus que l’automobiliste distrait, c’est le crétin à T-Max qui m’accroche la sacoche ou le guidon en me dépassant dans un trou de souris. Et c’est souvent lui que je retrouve par terre trois portes plus loin.
Ce qui devrait être interdit et verbalisé, ce n’est pas de remonter les files de voitures, mais de remonter celles de motos…
En attendant, constatant l’impossibilité d’interdire la circulation inter-files et n’osant pas l’autoriser, la Sécurité routière va relancer l’expérience d’ici le mois de juin, pour une durée que l’on ignore encore, avec « de nouvelles règles de circulation, une méthodologie de collecte de données automatisée, une communication adaptée et continue pour parfaire la pédagogie de tous les usagers de la route sur le sujet ».
Surtout ne décidons de rien…
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