Radars : le recours aux cabinets conseils épinglé par le Sénat
La mainmise du privé, « l’opacité », des dépenses hors de contrôle… C'est tout cela que révèle la Commission d'enquête du Sénat sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques qui vient de rendre son rapport. Grâce à elle, il apparaît au grand jour que les dépenses de certains contrats relatifs aux radars et à la Sécurité routière ont littéralement explosé ! Décryptage et révélations…
Le recours à des cabinets conseils a fortement augmenté sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, ce qui pèse sur les finances publiques, dénonce une Commission d’enquête au Sénat dans un rapport publié la semaine dernière, et dont on peut préciser qu’il a été adopté à l’unanimité, avec l’accord de tous les groupes politiques du Sénat.
Selon ces travaux, le phénomène dépasse largement le contexte lié à la crise sanitaire, et l’exemple très médiatisé du cabinet McKinsey, appelé notamment pour la mise en œuvre de la stratégie vaccinale contre le Covid-19.
Ce cas très emblématique n’est « en réalité que la face émergée de l’iceberg », a insisté Arnaud Bazin, le président (Les Républicains) de la commission sénatoriale, lors de la présentation de ses résultats, jeudi dernier. Le recours de l’État aux cabinets privés, qu’il s’agisse d’Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, McKinsey, PwC, Roland Berger ou encore Wavestone, est « tentaculaire », a-t-il ajouté.
La rapporteure de la Commission, la sénatrice communiste Éliane Assassi, évoque pour sa part « l’intervention massive des consultants dans les politiques publiques », dont « des pans entiers » leur sont délégués. Comme au ministère de l'Intérieur, pour les radars…
Selon ses calculs, les dépenses en prestations de conseils auprès de l’État et de ses agences dépassent le milliard d’euros rien qu’en 2021. « Et encore, met-elle en garde, ce n’est qu’une estimation minimale car nous n’avons interrogé qu’environ 10 % d’agences de l’État ». Surtout, les ministères sollicités, dont Beauvau, pour lister les contrats en cours, comme on le verra plus loin, n'ont pas vraiment fait preuve de la plus grande exhaustivité.
Des millions d'euros versés au privé pour les radars
La Commission d’enquête montre qu’il y a une dépendance croissante de l’administration vis-à-vis de ces cabinets privés dans tous les ministères. Et parmi les exemples cités, figure en bonne place pour l'illustrer la politique de Sécurité routière, en particulier celle du contrôle automatisé des infractions.
L’État recourt à des prestations de conseil de Sopra Steria et la société d’ingénierie Egis, indique Éliane Assassi, pour gérer les « 4 000 radars routiers », ce qui lui coûte « 9 millions d’euros par an ». En l’occurrence, le montant prévisionnel, cité dans son rapport, est de « 82 millions d’euros entre 2017 et 2026 », avec 71,6 millions d’euros pour Sopra Steria et 10,2 millions d’euros pour Egis.
Grâce à la Commission, on apprend que ce sont 63 personnels de Sopra qui œuvrent pour le développement et l’évolution des systèmes d’information des radars, et qu'il y en a 22 du côté d'Egis pour faire évoluer les dispositifs, « dans une démarche "d’innovation" pour reprendre les mots du ministère de l’Intérieur. » L’entreprise suit par exemple « l’expérimentation sur les nouveaux radars urbains ou encore les réflexions sur l’évolution des matériels anciens (dont les radars mobiles). »
85 consultants contre 15 fonctionnaires
Au total, 85 consultants de chez Sopra et Egis sont donc placés au Département du Contrôle Automatisé (DCA), lequel ne compte pour sa part qu’une quinzaine de personnes dans ses effectifs. C'est d'ailleurs la raison avancée par le ministère de l'Intérieur aux sénateurs pour expliquer que le DCA n'est « pas en capacité directe de suivre toutes les opérations, et d’en contrôler l’exécution sur l’ensemble du territoire ».
Comme il ne disposerait que de cadres et d’ingénieurs « généralistes », « seul le recours à des prestations extérieures permet d’apporter l’ensemble des compétences nécessaires à la bonne exécution de ces différentes missions ».
Conclusion du Sénat : c’est « bien un manque de ressources en interne qui motive l’externalisation d’une mission pourtant récurrente et stratégique » !
Ce qui transparaît surtout avec ce rapport, c'est que cette externalisation se réalise sans réel contrôle des deniers publics. La preuve avec le cas Sopra et d'Egis…
Des dépenses hors de contrôle !
Renseignements pris auprès du bureau de Madame Assassi, les 71,6 millions d'euros évoqués pour la société de conseil en transformation numérique qu'est Sopra résultent, non pas d'un, mais de deux contrats : un attribué en 2019, courant jusqu'en 2025, pour un montant déjà décaissé de plus de 38,7 millions d'euros TTC, selon les précisions transmises aux sénateurs par Beauvau, auquel il faut ajouter un contrat remontant à la toute fin 2016 de presque 33 millions d'euros… Ce qui permet donc d'arriver à ce total de près de 72 millions d'euros.
Or, à la lecture de l'avis d'attribution du contrat de 2016, retrouvé par Caradisiac, on peut relever qu'il avait été contracté pour 18 millions d'euros TTC « seulement » ! Grâce aux informations divulguées par la Commission d'enquête, on peut ainsi se rendre compte qu'il a littéralement explosé, avec une hausse de plus de 80 % !
Il en va ainsi d'une bonne partie des autres contrats joints au rapport du Sénat. Les ministères sollicités par la Commission d'enquête ont en effet dû établir pour chacun d'entre eux la liste des prestations de conseil en cours ou récents, avec les montants déjà engagés pour leur exécution au moment de cet envoi (que l'on a fixé à janvier 2022). Liste de prestations que les sénateurs ont décidé de rendre public.
Pour le ministère de l'Intérieur, il s'agit d'une liste d'une cinquantaine de prestations, dont sept (voir le tableau ci-dessous) paraissent en lien avec la Sécurité routière (celles de Sopra de 2019 et Egis comprises).
Pour chacun de ces contrats en cours, sauf un, Caradisiac a retrouvé les avis d'attribution, obligatoirement publiés après leur signature, vu les montants. Et, force est de constater que les coûts de la plupart connaissent de véritables dérapages incontrôlés !
Les contrats de consulting en lien avec la Sécurité routière, cités par le Sénat
Objet du contrat | Début et fin de contrat | Prestataire choisi | Montant TTC envisagé lors de la signature | Montant TTC déjà engagé (janvier 2022) | Taux déjà consommé (en %) |
Assistance à maîtrise d'ouvrage pluridisciplinaire du contrôle automatisé | 2019-2025 | Sopra Steria Group | 72 562 231 € | 38 722 231 € | 53 % |
Assistance à maîtrise d'ouvrage pour les projets d'innovation des équipements de contrôle automatisé | 2020-2026 | Egis Ville et Transport | 10 222 812 € | 10 223 016 € | 100 % |
Développement et maintenance du système d'information de l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR) | 2021-2025 | Capgemini Technology Services | 7 168 666 € | 5 275 200 € | 74 % |
Conseil stratégique pour la communication digitale et mise en œuvre des actions de communication digitale de la Délégation à la sécurité routière | 2021-2025 | BETC FULLSIX | 5 824 518 € | 2 860 818 € | 49 % |
Assistance à la maîtrise d'œuvre du nouveau Système d'information de l'Éducation routière et du permis de conduire (SI ERPC) | 2020-2024 | OCTO Technology | 13 186 081 € | 12 100 000 € | 92 % |
Assistance à la maîtrise d'ouvrage du Système d'information de l'Éducation routière et du permis de conduire (SI ERPC) - nouveau et existant | 2020-2024 | Talan | 8 820 898 € | 11 640 000 € | 132 % |
Accompagnement au déploiement progressif de RDV Permis | 2021 | Capgemini et One point via l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) | Introuvable | 1 103 547 € | _ |
À partir des données de la Commission d'enquête du Sénat et des avis d'attribution publiés pour ces différents contrats.
Alors que les contrats (listés ci-dessus) doivent se poursuivre encore trois à quatre ans pour la plupart, les montants envisagés à leur signature sont soit déjà atteints - voire largement surpassés -, soit en voie de l'être.
Ce qui était initialement prévu pour Egis est ainsi d'ores et déjà totalement consommé, alors que le contrat court encore jusqu'en 2026. Le coût de l'assistance à maîtrise d'ouvrage confiée à l'entreprise Talan pour superviser le système d'information de l'Éducation routière sur le permis de conduire se révèle largement supérieur (+32 %) à ce qui était programmé, alors que le marché est loin d'être fini puisqu'il se poursuit jusqu'en 2024 !
Pour les deux autres prestations que l'on a réussi à retracer, pour lesquelles on est au mieux à mi-parcours, les crédits prévus au départ sont déjà engagés à hauteur de 74 %, voire plus de 90 % ! Bref, les dépenses paraissent ainsi sans limite, et l'obligation de mise en concurrence complètement bafouée.
De grands trous dans la raquette
Enfin, après toutes ces recherches pour retrouver les avis d'attribution des contrats en lien avec la Sécurité routière depuis 2018, on peut également observer que la liste fournie aux sénateurs par le ministère de l'Intérieur parait des plus partielles.
En même temps, le premier constat d'Éliane Assassi, après ce travail, et que nous ne pouvons que partager, est celui de « l’opacité ». « Même l’État n’a pas de vision globale sur ses commandes », indiquait-elle en préambule de sa conférence de presse, jeudi dernier.
Parmi les absences, on peut citer par exemple :
- Un marché de services en conseils de publicités auprès de la Sécurité routière remporté en 2019 pour 4 ans par trois sociétés (ANED, Madame Bovary, Serviceplan) pour 11,7 millions d'euros.
- L'évaluation des actions de sensibilisation des médecins aux risques d'insécurité routière liés au vieillissement et aux addictions à quelque 316 000 euros.
Puis, il y a bien sûr tous les contrats, comprenant du conseil, passés par l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI), pour le fonctionnement du Centre de Rennes, là où sont gérés tous les PV dressés en France. Soit par exemple :
- L'assistance à la maîtrise d'ouvrage dévolue, pour la période 2019-2023, à Bearing Point pour plus de 4,5 millions d'euros.
- Le contrat de services d'assistance et de conseils informatiques du centre d'encaissement des amendes à 1,14 million d'euros, remporté, pour la période 2018-2022, par Orone France.
- Les services d'assistance dans le cadre de maints contrats, passés pour au moins 4 ans, en 2019, comme la fourniture d'un service de paiement multi-canal attribué à Worldline (+ de 12M €), la maintenance d'applications aux sociétés IER et Polyconseil (8,6M €), le parcours numérique de l'usager à OPEN (2,5M €), la maintenance des systèmes d'information du traitement automatisé à Capgemini (26,9M €), la maintenance des logiciels d'identification des véhicules et la fourniture de l'éditique ainsi que du traitement de courrier à Docaposte (64,3M €).
Si l'on additionne tous ces oublis, on arrive à un montant cumulé largement supérieur à 100 millions d’euros. En les prenant en compte, on n'est donc plus à 9 millions, mais à bien plus de 40 millions d'euros par an pour les radars (lissés sur six ans)… Comme qui dirait : « un pognon de dingue » !
Bientôt des suites, y compris judiciaires, à ce rapport ?
Bien conscients de ces lacunes, les sénateurs proposent que soient publiées, « chaque année, en données ouvertes », toutes les prestations de conseils de l’État et de ses opérateurs. Ce rapport « n’est pas une fin en soi, mais plutôt un commencement », a notamment fait valoir Arnaud Bazin, qui souhaite avec sa collègue Assassi pouvoir déposer prochainement une proposition de loi (PPL), « transpartisane » pour poursuivre le débat au parlement.
La justice aussi va devoir s'en mêler, après les déclarations de l'un des dirigeants de McKinsey à la Commission… « Je le dis très nettement : nous payons l’impôt sur les sociétés en France », avait notamment certifié Karim Tadjeddine lors de son audition. Or, les sénateurs se sont rendu compte au cours de leurs investigations que la société américaine, qui paraît être « un exemple caricatural d’optimisation fiscale », échappe totalement à l'impôt sur les sociétés depuis au moins 10 ans dans l'Hexagone.
Cette déclaration étant susceptible de constituer un faux témoignage, les faits ont été signalés au procureur de la République. Et pour les dérapages incontrôlés constatés sur les marchés publics, qui selon toute vraisemblance ne respectent pas les règles des marchés publics, quelle suite à donner ?
Vu la lenteur avec laquelle la justice traite ce genre de dossiers, comme on peut le voir pour les informations judiciaires déjà ouvertes, ce que l'on a largement documenté dans notre enquête vidéo Radar, la machine à cash, sortie en 2019, il paraît bien dérisoire de s'attendre à des explications… Sans même parler de sanctions !
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