Le ralentisseur, miroir de la société
Les candidats à la présidentielle, c'est comme les ralentisseurs : chacun veut le sien mais tout le monde trouve qu'il y en a trop et à la fin personne n'y peut rien. Sauf que les ralentisseurs, ça pourrit la vie plus sûrement que la politique.
C'était le lendemain du dernier défilé télévisé des onze candidats à la présidentielle. J'écoutais causer politique à côté de moi. "On n'a que des guignols à élire, ils ne pensent qu'à leur pomme alors qu'on va de plus en plus mal. C'est comme ça, on n'y peut rien". C'est qui "on" ?
Pas moi. Cette indifférence grandissante vis-à-vis de la politique me sidère. Et j'écris "indifférence" pour rester poli.
Pour expliquer sa désaffection, l'électeur cite en vrac l'Europe, la mondialisation, la haute finance, les grandes écoles, le gros business… La politique n'est plus à sa portée, ça le dépasse, à se demander si ça le concerne encore : Monsieur "On" jette la grosse enveloppe de prospectus électoraux à la poubelle sans même l'ouvrir, ne lit plus les journaux, zappe les débats électoraux et va voter en traînant des pieds. Quand il y va. L'économie va mal ? La société se délite ? L'environnement se dégrade ? C'est pas not' faute, On ne pèse rien, On décide sans nous, ça nous dépasse. "On n'y peut rien".
Trois ralentisseurs aux 100 m !
Du bidon ! Même quand ça se passe en bas de chez lui, dans sa rue, le citoyen est devenu totalement apathique. J'en ai eu la fulgurante révélation à Pâques, lors d'un périple dans la région de Montpellier, chez un copain qui voulait me montrer sa région.
Ses villages, ses paysages, je n'en ai rien vu : j'ai passé mon temps à guetter le prochain ralentisseur. Il y en a partout, une épidémie, une éruption volcanique généralisée du bitume. En une journée et 300 km, je m'en suis davantage tamponné que dans les 365 précédentes entre Ile-de-France, Anjou, Bretagne, Picardie, Aquitaine et Limousin. J'ai traversé des patelins de 500 habitants avec 10 ralentisseurs dans la rue principale (et autant dans celles adjacentes). J'ai vu, dans la banlieue de Montpellier, trois ralentisseurs en 100 m, un tous les 30 m. J'en ai encaissé jusque dans de minuscules hameaux perchés sur les contreforts des Cévennes et même en rase campagne, au beau milieu d'une ligne droite d'au moins deux kilomètres, au droit d'une maison perdue dans la cambrousse.
Dans un rayon de 50 km autour de Montpellier, il doit y en avoir plus que dans toute la Bretagne et la Normandie. Maçonnés, dallés, bitumés, bricolés, la plupart ne respectent aucune norme de pente ou de hauteur, au point qu'il faille les franchir à 10 ou 15 km/h maxi : à 20 ça cogne trop et à 30 - vitesse pour laquelle ils sont initialement prévus - on se défonce dos et châssis. Peu sont correctement signalés - marquage absent ou effacé, panneaux manquant ou masqués par la végétation - et parfois on ne les repère qu'aux profondes rainures creusées par les carters moteurs. Bref, si en France un tiers ne sont pas conformes, là-bas je parierais que ce sont les deux tiers. Etrangement, je n'ai vu aucune bande rugueuse, pas un seul gendarme couché, très peu de coussins berlinois, quasiment que du bon gros ralentisseur de derrière la bétonnière.
Ralentisseur rime avec accélérateur
J'ai cherché à comprendre les raisons de cette infection. Une pathologie mentale locale ? Une irrépressible envie de foncer en ville, dont ne viennent à bout ni les gendarmes ni les radars et qu'on ne soigne qu'en brisant les reins et les suspensions de toute une population ? Un cartel du trapèze en béton, une mafia du dos d'âne qui corrompt les élus pour boursoufler le bitume ? J'ai d'abord appelé un copain qui vient de passer six mois dans la région pour son travail.
- Tu n'as rien remarqué là-bas, en conduisant ?
- Ah si, ils conduisent comme des malades !
- Mais les ralentisseurs, ça ne t'a pas frappé ?
- Ben oui, il y en a partout, mais sans eux, il y aurait trois fois plus de tués, il n'y a que ça qui leur fasse lever le pied.
Evidemment, les ralentisseurs, ça fait ralentir… Mais ça fait aussi accélérer, et pas de bonne humeur ! A mon retour au boulot, j'ai consulté les statistiques de sécurité routière de l'Hérault. Rien de bien notable depuis 15 ans, même baisse généralisée du nombre de victimes que partout en France, et en agglomération même situation qu'ailleurs. C'était pire avant cette épidémie ? Pourquoi en faut-il autant ?
Le clientélisme du trapèze
J'ai posé la question à un confrère local et sa réponse m'a surpris. Les ralentisseurs, au début, on en mettait aux entrées des villages, près des écoles, des places ou des marchés ; exactement comme partout en France, pour calmer d'éventuels excités et faciliter la cohabitation des piétons, cyclistes, voitures… Cela a très bien marché. Puis la population en a réclamé aux élus. Pas des ralentisseurs partout, oh non : juste en bas de chez soi, où ça roule beaucoup trop vite. Comme le voisin de la rue d'à côté en avait un, chacun voulait le sien. Et ça s'est emballé : le conducteur qui traverse un patelin et escalade vingt fois en première ces monstrueuses banquettes, dès qu'il voit 150 m de bitume plat, il accélère. Comment le faire ralentir ?
Pire, des ralentisseurs aux normes ont été surélevés car jugés pas assez efficaces. Résultat, un martyre collectif, l'oppression de la population par la population, une psychose du ralentissement… A une terrasse de bistrot en Hérault, on n'entend pas la rumeur de la ville ou le chant des cigales, mais d'incessants schlonk-schlonk/ schlonk-schlonk et le grondement des moteurs qui réaccélèrent en première. A rendre fou.
"Qu'est ce que vous voulez que l'on y fasse ?"
Au fait, qu'en disent-ils les Héraultais de cette éruption généralisée ? Tous les conducteurs se plaignent, jusqu'aux cyclistes, mais je n'en ai pas rencontré un qui imagine que l'on puisse s'y prendre autrement. J'ai passé quelques rafales de coups de fil. Les réponses en résumé :
- Préfecture et Monsieur Moto de l'Hérault : "En période de réserve électorale, les services de l'Etat ne sont pas autorisés à communiquer avec la presse."
- Kinésithérapeutes, ostéopathes, médecins généralistes : "Oui, ça devient un problème de santé publique, ceux qui roulent beaucoup voient aggraver leurs pathologies, et pas seulement celles liées au dos. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse ?"
- Garagistes, concessionnaires, centres-autos : " C'est vrai qu'on voit beaucoup d'amortisseurs fuir très tôt, des rotules, des carters et des soubassements endommagés, et même des voitures bien cassées, mais qu'est ce que vous voulez que l'on y fasse ?"
Cette situation qui rendrait dingue n'importe qui au Nord de la Loire, qui personnellement me ferait déménager ou péter les plombs jusqu'à voler un bulldozer pour en ratiboiser quelques-uns avant la camisole de force, les gens du cru semblent s'y être résignés. Les seuls véritables opposants à ces brise-dos sont les membres locaux de la Fédération française des motards en colère pour qui ils sont un danger considérable et permanent, notamment de nuit. De temps en temps, la FFMC 34 persuade un maire de signaler, supprimer ou mettre aux normes une bosse, parfois le fait condamner en justice pour l'y contraindre. Mais le plus souvent, il faut qu'un gamin à deux roues fasse le saut de l'ange et se tue pour qu'un monstre soit raboté.
Le ralentisseur, c'est la métaphore de beaucoup de maux de notre pays. A l'origine, c'est un dispositif utile voire indispensable qui ressort de la demande du peuple et dépend de la décision d'élus. Il est censé protéger nos vies mais peut aussi les menacer s'il est mal fait. En excès il a des effets néfastes et impacte notre vie quotidienne jusqu'à mettre notre santé en jeu.
Et à la fin, "on n'y peut rien". Vraiment ?
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