Quand les Allemands de l'Est roulaient à travers la Hongrie pour vivre la grande évasion
C'est un fait méconnu de l'histoire, un jour pourtant clé dans le démantèlement du bloc communiste et dans la construction européenne. Retour sur le 19 août 1989, lorsqu'un pique-nique géant donna l'envie à des centaines d'Allemands de l'Est de rejoindre en Wartburg et en Trabant la frontière austro-hongroise.

" Je ne serais pas une femme politique et je ne pourrais pas être à la tête d'une Allemagne réunifiée si ces événements de Sopron n'avaient pas eu lieu ". Ce sont les paroles fortes prononcées il y a six ans par Angela Merkel, alors chancelière, lors du 30e anniversaire célébrant un moment à la fois furtif et charnière de la construction européenne.
Le 19 août 1989 en effet, alors que frémit un peu partout en Europe de l’Est un désir d’émancipation vis-à-vis de l’URSS et une soif d’élections libres, des réformateurs au pouvoir en Hongrie (le ministre Imre Pozsgay entre autres) organisent en plein été, en collaboration étroite avec l'Autrichien Otto de Habsbourg, député européen et président de l'Association pan-européenne internationale, une manifestation historique sur le tracé du " Rideau de fer ".
L’objectif se veut avant tout symbolique, même si pour les organisateurs, cette journée doit être également l’occasion de tester une éventuelle réaction d’hostilité de la part du Kremlin. L’idée maîtresse, en fait, est de prendre le Premier secrétaire du parti communiste au mot, de savoir si Mikhaïl Gorbatchev entend effectivement souffler l’esprit réformiste et démocratique de la Perestroïka jusqu’aux républiques satellites de Moscou.
Rompre 40 ans d'isolement
Il s’agit, sur le papier, d’un rassemblement pan-européen à vocation solidaire et familiale. Concrètement, cela va prendre la forme d’un pique-nique géant au pied de cette frontière de barbelés qui sépare militairement et idéologiquement l’Ouest et l’Est du continent depuis 1949. Au cours de cette rencontre marquant 40 ans d’isolement de part et d’autre, il est prévu qu’une délégation hongroise puisse faire une incursion de quelques minutes en Autriche.
Arrive le jour J... Rendez-vous est donné à des citoyens autrichiens et hongrois au nord-ouest de la Hongrie. Cela se joue plus précisément près de Sopron, en bordure d’une route forestière qui longe le village de Fertőrákos, à seulement 70 kilomètres de Vienne, la capitale autrichienne.
Sur place, c’est l’affluence. Depuis la veille au moins, des milliers de voitures ont assailli Sopron et ses faubourgs. La destination bruisse de vie comme jamais. Si bien qu’en l'espace de quelques heures, la ville de 60 000 habitants se métamorphose en un spot quasi « touristique », avec quelque 10 000 promeneurs et d’immenses terrains de camping sur lesquels stationnent en rang d’oignons des modèles automobiles typiques de l’Est.
Trabant et ambiance bucolique

Loin des Mercedes, BMW, Volkswagen et autres modèles de l’Ouest garés du côté autrichien, on trouve ici des cohortes de Lada, de vieilles "Jigouli " notamment, mais aussi des Volga ou encore des Moskvitch. Parallèlement, entre les barbecues géants cuisant Wursts en quantité, les bénévoles servant des assiettes de goulash et les tentes canadiennes montées à la hâte, on peut voir débarquer au fil des heures des citadines de poche de marque Trabant, essentiellement des exemplaires de la Trabant 601, fleuron automobile de la RDA que le régime de Berlin-Est commercialise également hors de son territoire depuis le début de la décennie 70.
Ce samedi 19 août 1989, qu'elle ait lieu à table ou adossée aux véhicules, cette entrevue informelle entre vieux frères autrichiens et hongrois se déroule dans la fraternité. L’effervescence est clairement inhabituelle. Entre les organisateurs, la population, et les militaires chargés de veiller sur le " Rideau de fer ", l’atmosphère est digne d'un moment suspendu, un climat sobre et chaleureux qui laisse augurer de beaux instants de retrouvailles parmi la foule.
Dans la foule justement, aux côtés des Autrichiens et des Hongrois, se sont glissés plusieurs centaines d’Allemands de l’Est. Tous ou presque sont arrivés sur place grâce au bouche-à-oreille, avec le consentement tacite, voire l'incitation assumée de certains dirigeants hongrois. Tous sont en fait portés par l’espoir de fuir enfin la RDA sous couvert de leurs traditionnels congés d’été en Hongrie.
La " Wartburg Camping "

Les Allemands de l’Est sont en effet connus pour aimer passer leurs vacances dans ce pays, au bord du Lac Balaton principalement, la " riviera " qui sert à alimenter leurs rêves d’évasion... Ce lac est situé à 140 km au sud de Sopron, ce qui équivaut, à raison de 70 km/h pour allure de croisière, à deux heures de route au volant de leurs rustiques Trabant. Ou au volant de leurs Wartburg, nom de la seconde marque qui fait la fierté de la " DDR ".
Au sein de la population est-allemande, de Rostock à Eisenach, cette enseigne est un peu considérée comme la classe " au-dessus ". Elle compte notamment à son catalogue la dénommée 311, berline de 4,30 mètres popularisée entre les décennies 50 et 60. Le constructeur se distingue également par sa célèbre Wartburg 312, produite à moindre échelle, restée moins longtemps à l’affiche (1965-1967) sur le marché du neuf, mais bel et bien charismatique, en particulier dans sa configuration break " Camping Limousine ".
Cela tombe idéalement... C’est précisément dans un contexte de camping et de vacances que la Wartburg 312, les Trabant et autres consœurs d'ascendance soviétique ont convergé vers Sopron, depuis Balaton donc, et parfois même depuis Budapest, située à plus de 200 km de là.
Ce rassemblement pan-européen suscite à vrai dire la curiosité de tous, et surtout, il donne des ailes à certains, une opportunité de fugue trop belle pour ne pas être tentée… D’autant que depuis plusieurs semaines, chacun sait que d’autres points de passages entre la Hongrie et l’Autriche ont laissé entrevoir des signes criants (et parfois volontairement) de perméabilité.
L' évasion tant rêvée

Ainsi, en marge de cet immense pique-nique unitaire, profitant d’un moment de flottement et d'un faisceau de rumeurs favorables, plusieurs centaines d’Allemands de l’Est (environ 600), femmes, hommes et enfants, se mettent à abandonner sans regrets leurs véhicules. Avec pour seule arme leur spontanéité et leur courage, ils marchent jusqu'à la barrière qui matérialise localement le " Rideau de fer ".
Il est 15 heures environ. Happés par cette affluence soudaine et pacifique, sans doute aussi déjà rattrapés par l’inexorable " vent du changement " (Wind of Change) chanté bientôt par Scorpions, le chef du point de passage hongrois, le lieutenant-colonel Arpad Bella, se résigne rapidement à laisser circuler sans résistance ce flot de réfugiés vers l’Autriche et l’Europe de l’Ouest.
Cette première brèche vers une liberté retrouvée, aussi impromptue qu’émouvante et décisive, va conduire deux mois-et-demi plus tard à la chute du Mur de Berlin (9.11.1989), puis au démantèlement progressif et global du bloc de l’Est.
Depuis, l'ancien poste frontière de Fertőrákos est devenu un lieu de pèlerinage obligé au carrefour du continent, à la fois pour les ex-Allemands de l'Est, les Autrichiens et les Hongrois.
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