Enquête - Voiture électrique: pourquoi on n'a encore rien vu
Même les pétroliers en ont pris acte: les dix années à venir sont celles qui verront s’imposer l’électricité dans l’automobile. Voici comment.
« Le marché qui va croître, ce n’est pas celui du pétrole, mais celui de l’électricité. » Quand elle est énoncée par Patrick Pouyanné, PDG du groupe pétrolier Total, une telle affirmation prend la valeur de prophétie. La compagnie, l'une des premières au monde dans sa spécialité, estime en effet que la demande mondiale d’or noir ralentira à partir de 2030, et a d’ores et déjà décidé de se retirer des exploitations où la production est la plus coûteuse, comme par exemple de nouveaux projets de sables bitumineux au Canada. « La question de la pérennité des compagnies pétrolières est posée », avertit même M.Pouyanné dans Le Monde.
Et celui-ci d’expliquer que la demande de pétrole atteindra un plateau en 2030, période où l’Europe, comme la Chine, aura basculé vers l’automobile électrique. Mais pour ce faire, le grand patron presse les pouvoirs publics d’accélérer sur le déploiement des bornes de recharge : « s’ils ne financent pas les infrastructures sur les longues distances, les clients ne vont pas changer leurs habitudes. Or, les infrastructures vont moins vite que les constructeurs automobiles. Total est prêt à investir, et d’ailleurs il le fait, mais on a besoin de soutiens publics massifs de soutien. Dans les 30 stations que nous avons équipées sur les grands axes, nous avons seulement deux ou trois clients par jour… » Au moins les choses sont-elles clairement dites.
"Déclin des énergies fossiles"
Si Total entrevoit une baisse de la demande à dix ans, il est même possible que les choses aillent encore plus vite, après une année 2020 qui, crise sanitaire aidant et pour la première fois depuis 2009, sera marquée par une contraction de la demande de l’ordre de 8% d’après les prévisions de l’Agence Internationale de l’Energie.
De son côté, le Think tank Carbon Tracker estime, dans un rapport publié jeudi 4 juin, que la crise de la Covid-19 « accélère le déclin final des énergies fossiles. » Selon ces experts, il est possible que nous ayons d’ores et déjà atteint le pic de la demande de pétrole, soit cinq à dix ans avant la date estimée jusqu’ici par experts et industriels.
+68% en Europe
A qui profite le « crime » (osons l’expression)? Essentiellement aux voitures électriques, qui font l’objet de toutes les attentions de la part des autorités en Europe et en Chine, et pour lesquelles les industriels s’apprêtent à massivement recalibrer leur outil de production.
Certes, les chiffres de vente des voitures 100% électriques n’ont rien de très spectaculaire en valeur absolue. Selon le dernier pointage de l’Association des constructeurs européens d’automobile (ACEA), près de 92 000 ont été immatriculées au premier trimestre 2020 tandis qu’il s’écoulait 2,02 millions de modèles à motorisation thermique, soit un rapport de 1 à 21.
En revanche, c’est une toute autre histoire si l’on considère les tendances. Le dynamisme est clairement du côté des modèles zéro émission, qui auront progressé de 68,4% sur la période quand les ventes de thermiques (essence et diesel) se seront contractées de 32,4%. Pour le cabinet d’analyse Canalys, les résultats de l’électrique, déjà impressionnants, auraient pu l’être encore plus sans la pandémie.
Pas de retour à la normale
Soumise à une plus forte inertie, et longtemps rétive au changement, l’industrie automobile s’engage maintenant à fond sur la voie de l’électrification. D’après un rapport de l’ONG Transport & Environment, l’Europe a investi l'an dernier 60 milliards d'euros dans la production de véhicules électriques et de batteries, soit 19 fois plus qu'en 2018.Mais c’est l’affaire de la Covid qui pourrait symboliquement marquer ce grand tournant.
« L'électrification va s’accélérer », prédit le patron de Volvo Håkan Samuelsson. « Il serait naïf de croire qu'après quelques mois [de crise sanitaire], tout reviendra à la normale, et que nos clients reviendront dans les show-rooms pour demander des voitures diesel. Ils demanderont encore plus de voitures électriques. »
BMW proposera 25 modèles électriques et hybrides rechargeables à l’horizon 2023, et Mercedes fait des annonces du même ordre. Le groupe Volkswagen (VW, Porsche, Audi, Seat, Skoda) va investir quelques 33 milliards d’euros en ce sens d’ici 2024, somme qui sera allouée au développement de nouveaux modèles, à la production de batterie et au développement d’infrastructures de recharge.
L'Allemagne en pole position, la France juste derrière
Des infrastructures de recharge dont Angela Merkel veut porter le nombre à 1 million sur le territoire allemand à l’horizon 2030. Dans le cadre du plan de relance post-Covid, le gouvernement de la première économie européenne double le bonus écologique (6 000 €, dans la limite de prix de vente de 40 000 €) et baisse la TVA sur les voitures électriques de 19 à 16%.
Démarche comparable en France, où les pouvoirs publics veulent que soit produit 1 million de modèles électriques et hybrides chaque année à l'horizon 2025, ce qui permettrait au pays de devenir exportateur de véhicules dits « propres ».
« C’est en France que le véhicule de demain s’inventera », a même lancé Emmanuel Macron le 26 mai en présentant le grand plan de relance automobile. A plus court terme, ce sont 100 000 bornes électriques qui pourraient être installées dans l’Hexagone d’ici la fin 2021 (objectif peut-être un peu ambitieux, car moins de 30 000 sont opérationnelles aujourd’hui).
Et pour qui douterait encore de l’implication du pays, citons le projet de batterie européenne, dans lequel Renault a récemment rejoint PSA et Total (entre autres), pour satisfaire l’Etat qui en faisait l’une des conditions du versement de son aide de 5 milliards d’euros.
500 modèles électrifiés en préparation
Les réseaux se déploient, l’offre s’élargit (500 modèles électrifiés seront proposées aux automobilistes à travers le monde en 2022, d’après les estimations de BloombergNEF), et les prévisions de ventes annuelles globales s’établissent à près de 7 millions à l’horizon 2024.
Bien sûr, un travail absolument colossal sera nécessaire pour atteindre ces chiffres. Outre le déploiement des réseaux de charge (et l’accessibilité des bornes), il va falloir régler la question de la production de batteries, alors même que l’offre de nouveaux modèles s’annonce supérieure à celle de ladite production.
Quant à la fabrication d’électricité, si elle peut être considérée comme « propre » chez nous, elle l’est nettement moins quand elle met en jeu des centrales à charbon. De plus, le redéploiement de l’outil industriel provoquera immanquablement de la casse en termes d’emploi dans les usines, car une voiture électrique nécessite moins de main d’œuvre.
Enfin, « la tendance générale vers les véhicules électriques devrait se poursuivre, mais les conditions économiques des deux à trois prochaines années seront difficiles », déclare Marcus Berret, Directeur général du cabinet de conseil Roland Berger, cité par l’agence Bloomberg.
De fortes difficultés s’annoncent, donc, mais il n’en reste pas moins que le marché de la voiture électrique a de beaux jours devant lui. Tant mieux pour la planète, au passage.
Au moment où nous publions ce papier, nous apprenons en effet que la Chine a quasiment déjà retrouvé les niveaux de pollution qui étaient les siens avant que n’éclate la crise sanitaire. Et il n’y a hélas aucune raison qu’il en aille autrement en Europe dans les mois qui viennent, à mesure que l’activité économique reprendra.
Si l’automobile, qui n’est certes qu’un polluant parmi d’autres (avec l’agriculture et l’industrie, notamment), pouvait contribuer à améliorer les choses en s’électrifiant, le monde entier en sortirait gagnant.
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