DESIGN BY BELLU - Récréation et recréation : "Quand on remplace les pièces en bois vermoulu, les tôles rongées par la rouille... s’agit-il encore d’une restauration ? Ou bien d’une falsification ? "
Comme tous les milieux trop fermés, le microcosme de l’automobile ancienne draine un flot d’ayatollahs, de censeurs, de bien-pensants… Pour ces apôtres du politiquement corrects, la reprise de la fabrication de certaines icônes de l’histoire est indigne…
Lors du récent salon Rétromobile, il était possible d’acquérir une multitude de stars de l’histoire de l’automobile à n’importe quel prix : des pas trop chères, mais pas toujours exaltantes (avec la bonne idée du parterre réservé aux moins de 25 000 euros), et des pièces infiniment désirables… mais carrément inaccessibles.
Il y a un moyen terme. Une solution pour rouler en ancienne authentifiée sans avoir un beau-frère mécanicien et sans être le beau-frère de Jeff Bezos, le fortuné fondateur d'Amazon. Il existe des petites merveilles des années 1950 ou 1960 qui sont flambant neuves et qui affichent zéro kilomètre au compteur. Elles sont officiellement fabriquées et vendues par leur constructeur historique : Jaguar, Aston Martin ou Shelby American.
Que penser de la reconstruction des grandes légendes de l’histoire de l’automobile ? Les ayatollahs crient au scandale alors que les esthètes applaudissent. Doit-on parler de faux ou de répliques, de simulacres ou d’avatars, de copies ou de continuations ? Sans doute pas, dès lors que la date de naissance est clairement annoncée !
Depuis que l’automobile est reconnue comme objet digne d’être collectionné, la reproduction de chefs-d’œuvre fait l’objet d’un marché lucratif. Partout dans le monde, d’obscures officines se sont jetées dans cette activité. Les reproductions sont d’abord restées discrètes, voire clandestines. Puis des ateliers ayant pignon sur rue se sont consacrés à ce commerce à visage découvert. Ils jetèrent leur dévolu sur des modèles à la fois assez rares pour être désirables et produits en assez grand nombre pour que les copies se fondent parmi les originaux… C’est ainsi que beaucoup de réunions historiques accueillent des Ford GT40, Cobra et autre Lola T70 au pedigree douteux…
Avec parfois de bonnes raisons : certains collectionneurs préfèrent courir avec le duplicata plutôt qu’avec la version originale beaucoup plus précieuse quand elle est auréolée d’un palmarès ; c’est moins contrariant en cas de sortie de route…
La firme Jaguar a décidé de contourner la question en relançant elle-même la fabrication de quelques-unes de ses icônes. En 2014, le département Jaguar Land Rover Classic a construit six exemplaires de la E-Type Lightweight pour clore une lignée dont seulement douze unités sur dix-huit avaient été achevées en 1963…
Deux ans plus tard, Jaguar renouvela l’expérience avec la XKSS, version routière de la D-Type. Les neuf voitures qui étaient parties en fumée lors de l’incendie de l’usine en 1957 purent ainsi voir le jour, enfin…
En 2018, Jaguar s’est attaqué au modèle le plus emblématique de son histoire auréolée par trois victoires aux 24 Heures du Mans : on a pu en admirer un exemplaire à Rétromobile en février dernier à Paris… Soixante-et-onze exemplaires de la D-Type ont été produits entre 1954 et 1956, mais la nomenclature des châssis en prévoyait initialement vingt-cinq de plus. Ce sont ceux-là qui sont réalisés aujourd’hui avec soixante ans de retard… Pour un prix de vente d’environ un million de livres sterling (1.150.000 euros environ, beaucoup moins qu’une D-Type d’époque qui peut valoir dix fois plus), les clients peuvent choisir entre les différentes options d'origine : nez court ou long, dérive derrière l’appuie-tête ou pas… Quelle que soit la configuration, les courbes sensuelles tracées par l’aérodynamicien Malcolm Sayer seront rigoureusement respectées, tout comme les caractéristiques mécaniques avec le beau six-cylindres à carter sec et double arbre à cames en tête.
La lucrative idée a été reprise par Aston Martin qui a choisi de relancer une série de vingt-cinq DB4 GT, soit trois fois moins d’unités que le modèle original. Les coupés sont conformes au modèle éponyme de 1959, qui était une version raccourcie, allégée et mieux profilée de la DB4. Mais la « continuation » d’aujourd’hui n’est pas homologuée pour rouler sur la route. Elle est inscrite dans un programme de pilotage qui permet aux propriétaires d'arpenter plusieurs circuits à travers le monde.
De l’autre côté de l’Atlantique, le cas de la Cobra est exemplaire.
Dès que la dernière Cobra originale a quitté les ateliers de Shelby American à Los Angeles, en novembre 1967, une kyrielle d’opportunistes ont flairé le bon filon : de multiples officines ont fleuri partout dans le monde pour fabriquer des machines rappelant peu ou prou l’original ; sans licence, sans accord, sans scrupule. La plupart de ces répliques ne se souciaient ni de l’exactitude des formes, ni de la pertinence de la motorisation et encore moins de la conformité du châssis ou des trains roulants.
Avec la prolifération des duplicatas et des simulacres, le nombre des Cobra a vite été décuplé… ce qui a fini par agacer Carroll Shelby. Au bout de quelques années, le Texan a décidé de reprendre la main et le cours de l’histoire là où il l’avait suspendue. En 1996, il partit sur de nouvelles bases en ouvrant une unité de production près de l’aéroport de Las Vegas. Sous l’enseigne de Shelby Automobiles, il démarra une nouvelle série numérotée CSX4000, qualifiée de « component Cobra », ce qui par un tour de passe-passe lui autorisait quelques dérogations. Plusieurs autres séries ont suivi (CSX2000 avec ressorts à lames, CSX3000 avec hélicoïdaux…).
Aujourd’hui, Shelby American Inc. continue d’assurer l’assemblage de ces légitimes Cobra. Arborant fièrement le précieux label d’origine, les productions de cet atelier sont reparties à la conquête du monde. Grâce à elles et non aux succédanés, il fut à nouveau permis de se cramponner au fin volant de bois, d’écouter les râles du huit-cylindres et de caresser les rondeurs sensuelles de la bête. Depuis une dizaine d’années, Gentleman Car, installé pas très loin de de Spa-Francorchamps, assure l’importation des produits de Shelby American en Europe.
Peut-on parler d’authenticité pour ces Cobra, comme pour les Jaguar ou Aston citées plus haut ? Sans conteste, leur traçabilité est limpide. On ne peut pas en dire autant de nombreuses pièces anciennes restaurées… Une Bugatti Atlantic détruite à un passage à niveau et reconstruite à partir de quelques fragments est-elle authentique ? Une berlinette Ferrari 330 P4 convertie en barquette pour la CanAm puis recarrossée de nos jours pour retrouver sa forme initiale est-elle encore légitime ? Une 250 GTO qui en est à sa troisième ou quatrième caisse après de multiples accidents est-elle toujours crédible ?
Où s’arrête la restauration, où commence la reconstruction ? Quand on remplace par des composants neufs les pièces en bois vermoulues, les tôles rongées par la rouille, les peintures patinées par le temps, les cuirs craquelés par les intempéries, s’agit-il encore d’une restauration ? Ou bien d’une falsification ? Dans le cas des machines de course qui, par essence même, progressent et se transforment tout au long de leur carrière, doit-on, à l’heure de la rénovation, leur restituer leur forme originelle ou les figer dans l’état que les aléas de l’histoire ont façonné ? Comment apprécier le rétablissement dans sa forme originelle : est-ce une réhabilitation ou une caricature ?
Le débat ne date pas d’hier et n’est pas propre aux automobiles. Au XIXe siècle, Viollet-le-Duc était partisan de la reconstruction des bâtiments, même en improvisant un état qui n’avait jamais existé. Il s’opposait en cela à John Ruskin, grand pourfendeur de toutes les formes de restauration. La Charte de Venise établie en 1964 stipule que pour les bâtiments, la restauration doit être exceptionnelle et « s’arrêter là où commence l’hypothèse ».
La culture japonaise porte un regard singulier sur les ruines, nous rappelle l’auteure Murielle Hladik. Tandis qu’en Occident, l’opinion commune prône la conservation de la matière originelle d’une œuvre, même dégradée, en Orient, on n’hésite pas à dupliquer un monument à l’identique dans un pays où le patrimoine bâti est régulièrement anéanti par les séismes. On est ici confronté à l’opposition entre impermanence et permanence, entre temps cyclique et conception linéaire du temps.
À chacun de choisir selon sa conscience et sa culture… Et merci aux constructeurs qui nous permettent de rouler dans des légendes introuvables.
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