Le procès de "l'Erika" s'ouvre aujourd'hui devant le tribunal correctionnel de Paris. Les 59 audiences doivent s'achever le 13 juin. C'est la première fois qu'un dossier de pollution maritime de cette importance, impliquant une multinationale, sera jugé en France. Le 12 décembre 1999, à 6 heures, le pétrolier Erika se brise en deux au large de la pointe de Penmarc'h, en Bretagne. Les 25 membres indiens de l'équipage sont sauvés. Le bateau libère environ 20 000 tonnes de fioul qui polluent des centaines de kilomètres de côte. Le 15 décembre, une information judiciaire est ouverte. Elle échoit au parquet de Paris plutôt qu'à un ressort de la côte, le naufrage s'étant déroulé dans la zone économique française, et non dans ses eaux territoriales. Le 7 novembre 2001, la société Total est mise en examen. Environ 20 000 des 31 000 tonnes de la cargaison de "l'Erika", du "fioul n°2" hautement polluant et toxique destiné à la combustion, s'étaient échappées des cuves et avaient souillé 400 kilomètres de côtes, principalement dans le Finistère, le Morbiban, la Loire-Atlantique et la Vendée.
Chargée de l'instruction, la juge parisienne Dominique de Talancé retrace au long des 195 pages de l'ordonnance de renvoi la chronologie et la mécanique des événements dans les heures mais aussi dans les mois qui ont précédé l'accident. Après avoir essuyé le mépris des gens de mer, au début de ses investigations, la magistrate s'est entourée d'experts et s'est employée à donner une consistance technique à son exposé. A ceux qui évoquent la fatalité d'une tempête exceptionnelle, elle oppose les "causes techniques du naufrage" mais également "le comportement fautif des personnes". Modification du navire pour en accroître la rentabilité, réparations insuffisantes, contrôle défaillant de la société de certification italienne Rina, légèreté du capitaine quand il a accepté la barre d'un navire qu'il savait mangé de rouille sont ainsi pointés. A Dunkerque, ce ne sont pas 28 000 tonnes, comme annoncé en 1999 par les responsables, mais 30 800 tonnes de pétrole qui auraient été chargées, une cargaison dépassant apparemment les maxima du pétrolier.
Quinze prévenus, onze personnes physiques et quatre personnes morales, se retrouvent jugés des griefs de "pollution", "abstention volontaire de combattre un sinistre" ou "complicité de mise en danger d'autrui". Notamment Total, via un directeur et trois de ses sociétés dont la maison mère, Total SA. Les 62 parties civiles, dont de nombreuses collectivités du littoral, espèrent que seront dégagées les responsabilités des uns et des autres et fait droit à leurs demandes de réparations, s'élevant à près d'un milliard d'euros. A l'exception de l'Etat dont dépendait le pavillon de complaisance, Malte, épargné en raison d'une clause de droit international, la plupart des acteurs sont appelés à s'expliquer : armateur, affréteur, gestionnaire technique, contrôleurs, capitaine et même certains responsables français des secours. La présence de Karun Mathur, capitaine de l'Erika et personnage central du naufrage, est plus qu'incertaine : l'homme, sous le coup d'un mandat d'arrêt international depuis 2001, n'avait toujours pas donné mandat vendredi à ses avocats pour le représenter. L'ordonnance de renvoi attribue une série d'insuffisances au capitaine Mathur, lors du voyage. Elle revient sur les vingt-quatre heures qui ont précédé le naufrage quand les premiers signes de fatigue puis de rupture du bateau sont apparus. Le responsable du bord, au fait des avaries de son bateau, en aurait dissimulé la gravité aux autorités françaises. Le débat devra également déterminer jusqu'à quel point Total était informé des développements dramatiques du voyage. La compagnie pétrolière, qui a déjà dépensé 200 millions d'euros notamment dans le nettoyage et le pompage de la cargaison encore à bord, va se retrouver au centre des débats. Daniel Soulez-Larivière, son avocat, sait qu'elle est "la poche profonde" que tenteront d'atteindre les parties civiles. "Un affréteur au voyage comme l'était Total n'est pas responsable en droit international", assure le conseil. S'il ne vire pas à la stérile bataille d'experts, le procès s'annonce comme une auscultation du transport maritime. Il faudra démêler l'écheveau des coquilles vides, des sociétés écrans, des paradis fiscaux, des doubles commandements, des complaisances de ce milieu.
En pleine campagne électorale, le procès aura un parfum politique. La candidate PS à la présidentielle Ségolène Royal, présidente de la région Poitou-Charentes, partie civile, ainsi que le candidat Philippe de Villiers, président du conseil général de Vendée, aussi partie civile, entendent être physiquement présents à son ouverture, de même que l'avocate écologiste Corinne Lepage. Des centaines d'avocats, de témoins et d'experts doivent participer à ce procès où les débats seront, fait exceptionnel, traduits simultanément en anglais, italien et hindi.
Source : Le Monde, Reuters
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